RECKLESS : LE COMICS QUI FRACASSE LE RÊVE AMÉRICAIN !
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Une traversée des États-Unis post-guerre du Viêt Nam, dans un pays en pleine mutation et gangréné par les magouilles en tout genre, voilà ce que nous proposent Ed Brubaker et Sean Phillips dans leur nouvelle série phare. Aujourd’hui, je vous parle de mon coup de cœur du moment : Reckless ! Attention, cet article pourrait vous révéler certains éléments de l’intrigue ! Vous le lisez donc à vos risques et périls !
SECOURS FRATERNEL
“Votre problème, c’est le nôtre !”, disait Régis Laspalès dans Ma Femme s’appelle Maurice, pièce de théâtre à succès adaptée au cinéma en 2002. Et bien, avec Ethan Reckless, c’est un peu la même chose : il règle vos problèmes en échange d’une rémunération plus ou moins conséquente. Composant avec son passé trouble d’agent infiltré travaillant pour le compte de la CIA ; dont il a gardé des cicatrices bien visibles sur le visage et une forme d’insensibilité émotionnelle ; et les milieux interlopes aux frontières très floues dans lesquels il évolue désormais, il crèche dans un vieux cinéma de Los Angeles : le El Ricardo. Quand quelqu’un a un problème, il laisse un message sur le répondeur d’Ethan, son assistante Anna filtre les appels, et parfois, ils décident de prendre l’affaire en main.
C’est notamment le cas quand, en 1981, une ex-petite amie vient lui demander de l’aide pour récupérer ce qu’elle s’est approprié après un braquage. Rattrapé par des années de mensonges à flirter avec les interdits, Ethan s'embarque dans un road-trip vengeur, sur fond de trahison et de groupuscules radicaux. C’est sur ces bases que s’ouvre le premier tome Reckless, polar hard-boiled au rythme soutenu et à la tension permanente, qui enchaîne les rebondissements explosifs. Le deuxième tome, “L’Envoyé du Diable”, nous emmène en 1985, sur la piste d'une comédienne disparue dans d'étranges circonstances. Quand l'élue de son cœur demande à Ethan de retrouver sa sœur, qui s’est mystérieusement volatilisée alors qu’elle aspirait à faire carrière à Hollywood, notre détective de fortune remonte la piste d'un vieux film jusqu'aux plus sombres arcanes du show-business. Lui qui pensait avoir enfin trouvé l'amour et la sérénité, le voilà dans un milieu fait de faux-semblants, mais où le danger est bien réel. S’il y a bien une chose que nous confirme le tome suivant, “Éliminer les Monstres”, c’est qu’il est difficile d'avoir une vie privée quand on passe son temps à régler les problèmes des autres... Sollicité par un homme qui veut rendre justice à son défunt père, victime des malversations financières d'un magnat de l'immobilier, Ethan doit en parallèle composer avec la soif d’indépendance d’Anna, qui se lasse de sa vie au El Ricardo. Un volume qui permet d'en apprendre un peu plus sur le duo d'enquêteurs, sur leur rencontre, et sur leur état d’esprit.
Dans “Ce Fantôme en Toi”, quand Ethan Reckless s'absente pour une affaire, Anna décide de s'aventurer seule dans la vieille demeure d’une ancienne star du cinéma d'horreur pour l'aider à prouver que son manoir n'est pas hanté ! Un quatrième tome qui se démarque des précédents et flirte avec le fantastique grâce à sa vieille bicoque qui cache un terrible secret, mon préféré pour le moment ! Le dernier volume en date, intitulé “Descente aux Enfers”, permet justement de découvrir ce qu’Ethan était parti faire pendant qu’Anna chassait les fantômes. Une fois encore, il est question de vengeance et de disparition, sur fond de dérives d’une communauté prônant une sexualité débridée. Un excellent cinquième tome qui fonctionne en diptyque avec le précédent et qui marque une fin de cycle pour Reckless, mais pas un point final, nous assure Ed Brubaker dans sa postface.
Vous l’aurez peut-être compris, les albums de Reckless ont l'avantage d'être relativement indépendants les uns des autres, ce qui rend la série d'autant plus accessible. Chaque enquête conduit le lecteur dans un univers sordide et impitoyable, où l’ambiance capiteuse tranche avec une violence crue et les méthodes peu orthodoxes de son héros tête brûlée. Ce cocktail détonnant n'empêche pas une forme de mélancolie d'émaner de certains passages, tant la galerie d'hommes et de femmes brisés par les coups durs de la vie qui nous est présentée laisse un goût doux-amer après la lecture. Emprunt de la réalité sociale de l'Amérique des années 1980 et débordant de clins d’œil à la culture populaire, Reckless est une parfaite démonstration de la valeur sûre qu’est devenu le duo formé par Ed Brubaker et Sean Phillips pour la bande dessinée américaine.
L’AMÉRIQUE, JE VEUX L’AVOIR…
Car, ce cinéma transformé en quartier général, ce n’est pas un hasard. Reckless est bourré de références à la littérature pulp, aux films noirs et au cinéma d’épouvante, inspirées par les souvenirs de jeunesse de Ed Brubaker. Qu’il s’agisse des lectures du son père, ancien officier de marine, ou d’hommages à peine dissimulés à des séries télévisées comme Kolchak The Night Stalker, le scénariste puise dans son enfance et son adolescence passées à déménager d’une base militaire américaine à l’autre pour nourrir l’univers de Reckless.
En choisissant de mettre en scène son héros dans une période s’étalant du milieu des années 1970 à la fin des années 1980, Brubaker revisite une époque charnière de l’histoire des États-Unis. Après la défaite au Viêt Nam, les USA abandonnent, pour un temps, leur politique interventionniste et se recentrent sur les problèmes internes au pays : une ère de changement durant laquelle l’image des hippies du Flower Power passe de celle de sympathiques pacifistes à celle de menaçants fanatiques à la solde de gourous terroristes. Sur le plan politique, les manœuvres malhonnêtes et l’impunité du président démissionnaire Richard Nixon conduisent, en 1977, à l’élection du démocrate Jimmy Carter, qui place les droits de l’Homme et l’ouverture diplomatique au centre de ses préoccupations.
En 1981, alors que Carter brigue un second mandat, l’inflation et le chômage poussent finalement les Américains à se tourner vers le candidat républicain Ronald Reagan, ancien acteur dont l’action participera, par extension, à ancrer l’image du héros masculin suintant la testostérone dans la Pop Culture des années 1980. Autant de fluctuations collectives qui auront des effets individuels, tantôt bénéfiques, tantôt traumatisants. Les démons d’Ethan Reckless, ce sont les démons de l’Amérique : il doit faire face à son passé, à ses dérives violentes, régler les problèmes de ses concitoyens avec des méthodes parfois prohibées, et tout ça dans une certaine clandestinité. Reckless connaît ses semblables et ne fait confiance à personne, ou presque, et doit se méfier de tout et de tout le monde, au risque de voir le moindre écart de conduite de sa part immédiatement sanctionné par un tabassage en règle. Bien que Brubaker et Phillips dépeignent le climat social et politique des années 1980, la série aborde des problématiques intemporelles, comme le traitement réservé aux anciens militaires après leur service rendu à la nation, la corruption et les abus de pouvoir des puissants, ou les dérives comportementales et criminelles engendrées par l’abandon par l’État d’une partie de la population livrée à elle-même pour subvenir à ses besoins les plus essentiels.
Lancée durant la pandémie et adoptant le format de Graphic Novel, plutôt que la classique prépublication en fascicules souples coutumière aux États-Unis, Reckless est une série mitonnée avec amour et assiduité par Ed Brubaker et Sean Phillips. La vision cinématographique de ce dernier, accompagné par son fils Jacob aux couleurs, fait d’ailleurs honneur au décor si particulier planté par Brubaker. Son trait, son découpage soigné et son sens des plans dignes des plus beaux films noirs jouant incontestablement dans la qualité du produit final. Avec cinq albums en deux ans, l’équipe créative a confirmé la maîtrise de son sujet en enchaînant les réussites sur le plan narratif, chaque volume se renouvelant juste assez pour habilement enrichir le background des protagonistes. Un résultat impeccable sur toute la ligne, qui utilise parfaitement les codes de la BD et du thriller, tout en brillant par son accessibilité sans faille.
Je conclurai en disant tout simplement : lisez Reckless de Ed Brukaker et Sean Phillips, disponible en français chez Delcourt, et surtout, souvenez-vous que les problèmes des petites gens finissent bien souvent par être le problème de tous.
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