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«Les acteurs internationaux et l'élite locale qui contrôlent Haïti craignent de perdre le contrôle»

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En Haïti, cela fait deux mois que les policiers kényans ont été déployés - soit le premier contingent d'une force multinationale pour libérer le pays de l’emprise des gangs. Ce n’est pas la première fois que la communauté internationale intervient en Haïti, pour aider le pays, mais aussi avoir un poids sur place. L'Américain Jake Johnston est chercheur associé au Centre pour la recherche politique et économique de Washington. Dans son livre Aid State : Elite Panic, Disaster Capitalism and the Battle to Control Haiti, il s’est intéressé à tout le système d’aide mis en place après le tremblement de terre de 2010, par les États-Unis et la communauté internationale.

RFI : Au début de votre livre, vous racontez que, juste après le tremblement de terre, le président haïtien n’a même pas encore contacté tous ses ministres que les États-Unis ont déjà mis en place une cellule de crise. Selon vous, cela a beaucoup à voir avec la peur ?

Jake Johnston : Je pense que de bien des manières, la réponse internationale au tremblement de terre était motivée par une certaine peur qui existe depuis le début de l’histoire d’Haïti : la peur d’une République noire indépendante. Et même aujourd’hui, bien que le contexte soit différent, après le tremblement de terre, il y avait encore cette peur que dans l’effondrement de l’autorité, les pouvoirs en place — ces acteurs internationaux et cette élite locale qui contrôlent Haïti depuis si longtemps — soient en train de perdre le contrôle. C’est une peur qui a eu aussi des conséquences fatales. Parce que définir comme priorité la sécurité et les ressources militaires dans une situation qui exigeait une réponse humanitaire a ralenti la délivrance de cette aide.

Et quand l’aide alimentaire d’urgence est arrivée, ce fut un problème pour les agriculteurs haïtiens ?

Ce qui détermine le niveau d’aide alimentaire des États-Unis, ce ne sont pas les besoins sur le terrain, mais plutôt les cultures américaines dont les productions sont excédentaires : c’est un programme de subvention pour les fermiers américains. On prend ces excédents et on les lâche sur les pays en développement. Et après le tremblement de terre, quand il y a eu cette arrivée massive de nourriture importée et distribuée gratuitement, les fermiers haïtiens ne pouvaient tout simplement pas lutter.

À écouter dans GéopolitiqueAide internationale, vecteur d'émancipation ou de contrôle ?

Énormément d’argent a été récolté après le tremblement de terre, mais les Haïtiens n’ont pratiquement rien vu passer. Comment vous l’expliquez ?

Le système d’aide que nous avons créé, et que les pays riches soutiennent, est en grande partie fait pour bénéficier aux pays qui développent cette aide, et pas à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire que pas un dollar n’est arrivé en Haïti, mais il y a beaucoup de coûts additionnels : déjà, il y a 20 % de frais généraux pour tous les contrats signés avec les États-Unis, qui reviennent au siège des entreprises. Il faut aussi engager des étrangers, payer pour leur sécurité, leur voyage, et les installer en Haïti — au lieu d’employer des locaux.

Il y a aussi des « dysfonctionnements », le plus évident étant la construction promise par les États-Unis de 10 000 maisons destinées aux rescapés du tremblement de terre dans la région de Port-au-Prince.

D’abord, l’entreprise qui a eu le financement pour établir les plans et faire les études était dirigée par un ami d’enfance du président haïtien de l’époque. Ensuite, les contrats ne sont pas allés à des locaux, mais à de grandes entreprises internationales — qui ont importé une grande partie des matériaux. Les coûts ont explosé, les retards se sont accumulés. Et le département d’État américain a déplacé le projet à des heures de trajet vers le Nord, pour construire des maisons pour les employés d’un parc industriel que le gouvernement des États-Unis soutenait — au lieu d’en faire bénéficier les déplacés. Pire, il s’est avéré que les entrepreneurs ont utilisé un ciment de qualité inférieure. Le mécanisme bureaucratique qui a occulté tout cela a permis d’assurer une impunité qui dure encore. Cette histoire montre vraiment comment tout cela fonctionne et pourquoi cela continue.

Vous écrivez aussi que certaines compagnies ont vu le tremblement de terre comme une opportunité pour relancer les entreprises textiles à bas salaires, qui avaient été très nombreuses dans les années 1970 et 1980 en Haïti.

C’est un modèle de développement en place depuis très longtemps en Haïti. On peut remonter à l’esclavage et à la colonisation — la population utilisée comme main-d’œuvre pour exporter des biens pour les riches habitants de capitales étrangères. Pendant la dictature de François Duvalier [1957-1971], Haïti était présenté avec le modèle des entreprises textiles à bas salaires, comme le Taïwan des Caraïbes. C’est vrai que cela créait des emplois, mais pas de développement économique, car c’était tourné vers l’étranger. Et même si, clairement, cela n’avait pas fonctionné, le tremblement de terre a été vu comme l’occasion d’essayer d’aller, une fois de plus, vers ces politiques économiques.

Le plus choquant, ce n’est pas que des entreprises veuillent le faire. C’est que les États-Unis et d’autres agences d’aides multilatérales aient utilisé des milliards de dollars de fonds levés après le tremblement de terre pour financer les efforts de ces entreprises.

À écouterGarry Conille : « Avec cet accompagnement de la communauté internationale, nous allons réussir »

Vous écrivez que la politique haïtienne, y compris le choix du président, est très influencée depuis le tremblement de terre par les États-Unis et la communauté internationale.

C’est le cas depuis longtemps. Mais ce qu’on a vu après le tremblement de terre était particulièrement osé. Il y a eu une élection. La communauté internationale avait en quelque sorte décidé de mettre sur le dos du gouvernement l’échec de l’effort de reconstruction — un échec pourtant en grande partie causé par leur propre système d’aide et leurs politiques. Il leur était donc essentiel de trouver un nouveau partenaire.

Il y a eu un conflit autour de cette élection, la communauté internationale a envoyé une équipe de l’Organisation des États américains. Ce qu’ils ont fait était vraiment inédit dans l’histoire des observations d’élections : sans recompter aucun vote, ils ont recommandé de remplacer le candidat arrivé second — et soutenu par le gouvernement — par celui qui était arrivé troisième, le populiste et ancien musicien Michel Martelly. Ce qui a facilité son arrivée au pouvoir. Michel Martelly qui, pour en revenir à la violence et l’instabilité que nous voyons aujourd’hui en Haïti, a été accusé par les Nations unies d’avoir financé, armé et dirigé ces groupes armés.

Et vous dites que ce que la communauté internationale recherche avant tout, c’est la stabilité.

Quand la communauté internationale parle de stabilité en Haïti, habituellement, elle veut dire « stabilité pour les investissements étrangers et pour les élites locales ». La réalité, c’est que cette stabilité, c’est très exactement ce qui génère l’instabilité dans le pays. Car ce n’est pas soutenable pour la majorité de la population. Et une très grande partie des tensions aujourd’hui en Haïti viennent de là : cette question de « la stabilité pour qui, et qui au final bénéficie de ces politiques ».

Vous pensez que les États-Unis et la communauté internationale ont une responsabilité dans la situation actuelle ?

Sans aucun doute ! Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient les seuls responsables. On parle là de la manière dont Haïti interagit avec la communauté internationale – les États-Unis surtout, probablement, mais aussi la France, le Canada et d’autres. Ces politiques n’ont pu être mises en place en Haïti qu’avec l’accord ou l’implication d’acteurs politiques et économiques locaux, qui depuis de très nombreuses années sont l’allié durable de la communauté internationale. Et c’est ce nexus, cette connexion qui a vraiment dominé les politiques en Haïti, et qui finalement porte la responsabilité de la situation actuelle.

C’est pour cela que je pense que parler d’Haïti comme d’un État défaillant, c’est absolument faux : ce ne sont pas les Haïtiens qui ont été en charge de leur pays ou capables d’en choisir la trajectoire. Elle l’a été par une petite élite locale, en concertation directe avec des acteurs internationaux. C’est pour cela qu'à l'expression « Failed State », État défaillant, je préfère l’expression « Aid State », l’État de l’aide.

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RFI : Au début de votre livre, vous racontez que, juste après le tremblement de terre, le président haïtien n’a même pas encore contacté tous ses ministres que les États-Unis ont déjà mis en place une cellule de crise. Selon vous, cela a beaucoup à voir avec la peur ?

Jake Johnston : Je pense que de bien des manières, la réponse internationale au tremblement de terre était motivée par une certaine peur qui existe depuis le début de l’histoire d’Haïti : la peur d’une République noire indépendante. Et même aujourd’hui, bien que le contexte soit différent, après le tremblement de terre, il y avait encore cette peur que dans l’effondrement de l’autorité, les pouvoirs en place — ces acteurs internationaux et cette élite locale qui contrôlent Haïti depuis si longtemps — soient en train de perdre le contrôle. C’est une peur qui a eu aussi des conséquences fatales. Parce que définir comme priorité la sécurité et les ressources militaires dans une situation qui exigeait une réponse humanitaire a ralenti la délivrance de cette aide.

Et quand l’aide alimentaire d’urgence est arrivée, ce fut un problème pour les agriculteurs haïtiens ?

Ce qui détermine le niveau d’aide alimentaire des États-Unis, ce ne sont pas les besoins sur le terrain, mais plutôt les cultures américaines dont les productions sont excédentaires : c’est un programme de subvention pour les fermiers américains. On prend ces excédents et on les lâche sur les pays en développement. Et après le tremblement de terre, quand il y a eu cette arrivée massive de nourriture importée et distribuée gratuitement, les fermiers haïtiens ne pouvaient tout simplement pas lutter.

À écouter dans GéopolitiqueAide internationale, vecteur d'émancipation ou de contrôle ?

Énormément d’argent a été récolté après le tremblement de terre, mais les Haïtiens n’ont pratiquement rien vu passer. Comment vous l’expliquez ?

Le système d’aide que nous avons créé, et que les pays riches soutiennent, est en grande partie fait pour bénéficier aux pays qui développent cette aide, et pas à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire que pas un dollar n’est arrivé en Haïti, mais il y a beaucoup de coûts additionnels : déjà, il y a 20 % de frais généraux pour tous les contrats signés avec les États-Unis, qui reviennent au siège des entreprises. Il faut aussi engager des étrangers, payer pour leur sécurité, leur voyage, et les installer en Haïti — au lieu d’employer des locaux.

Il y a aussi des « dysfonctionnements », le plus évident étant la construction promise par les États-Unis de 10 000 maisons destinées aux rescapés du tremblement de terre dans la région de Port-au-Prince.

D’abord, l’entreprise qui a eu le financement pour établir les plans et faire les études était dirigée par un ami d’enfance du président haïtien de l’époque. Ensuite, les contrats ne sont pas allés à des locaux, mais à de grandes entreprises internationales — qui ont importé une grande partie des matériaux. Les coûts ont explosé, les retards se sont accumulés. Et le département d’État américain a déplacé le projet à des heures de trajet vers le Nord, pour construire des maisons pour les employés d’un parc industriel que le gouvernement des États-Unis soutenait — au lieu d’en faire bénéficier les déplacés. Pire, il s’est avéré que les entrepreneurs ont utilisé un ciment de qualité inférieure. Le mécanisme bureaucratique qui a occulté tout cela a permis d’assurer une impunité qui dure encore. Cette histoire montre vraiment comment tout cela fonctionne et pourquoi cela continue.

Vous écrivez aussi que certaines compagnies ont vu le tremblement de terre comme une opportunité pour relancer les entreprises textiles à bas salaires, qui avaient été très nombreuses dans les années 1970 et 1980 en Haïti.

C’est un modèle de développement en place depuis très longtemps en Haïti. On peut remonter à l’esclavage et à la colonisation — la population utilisée comme main-d’œuvre pour exporter des biens pour les riches habitants de capitales étrangères. Pendant la dictature de François Duvalier [1957-1971], Haïti était présenté avec le modèle des entreprises textiles à bas salaires, comme le Taïwan des Caraïbes. C’est vrai que cela créait des emplois, mais pas de développement économique, car c’était tourné vers l’étranger. Et même si, clairement, cela n’avait pas fonctionné, le tremblement de terre a été vu comme l’occasion d’essayer d’aller, une fois de plus, vers ces politiques économiques.

Le plus choquant, ce n’est pas que des entreprises veuillent le faire. C’est que les États-Unis et d’autres agences d’aides multilatérales aient utilisé des milliards de dollars de fonds levés après le tremblement de terre pour financer les efforts de ces entreprises.

À écouterGarry Conille : « Avec cet accompagnement de la communauté internationale, nous allons réussir »

Vous écrivez que la politique haïtienne, y compris le choix du président, est très influencée depuis le tremblement de terre par les États-Unis et la communauté internationale.

C’est le cas depuis longtemps. Mais ce qu’on a vu après le tremblement de terre était particulièrement osé. Il y a eu une élection. La communauté internationale avait en quelque sorte décidé de mettre sur le dos du gouvernement l’échec de l’effort de reconstruction — un échec pourtant en grande partie causé par leur propre système d’aide et leurs politiques. Il leur était donc essentiel de trouver un nouveau partenaire.

Il y a eu un conflit autour de cette élection, la communauté internationale a envoyé une équipe de l’Organisation des États américains. Ce qu’ils ont fait était vraiment inédit dans l’histoire des observations d’élections : sans recompter aucun vote, ils ont recommandé de remplacer le candidat arrivé second — et soutenu par le gouvernement — par celui qui était arrivé troisième, le populiste et ancien musicien Michel Martelly. Ce qui a facilité son arrivée au pouvoir. Michel Martelly qui, pour en revenir à la violence et l’instabilité que nous voyons aujourd’hui en Haïti, a été accusé par les Nations unies d’avoir financé, armé et dirigé ces groupes armés.

Et vous dites que ce que la communauté internationale recherche avant tout, c’est la stabilité.

Quand la communauté internationale parle de stabilité en Haïti, habituellement, elle veut dire « stabilité pour les investissements étrangers et pour les élites locales ». La réalité, c’est que cette stabilité, c’est très exactement ce qui génère l’instabilité dans le pays. Car ce n’est pas soutenable pour la majorité de la population. Et une très grande partie des tensions aujourd’hui en Haïti viennent de là : cette question de « la stabilité pour qui, et qui au final bénéficie de ces politiques ».

Vous pensez que les États-Unis et la communauté internationale ont une responsabilité dans la situation actuelle ?

Sans aucun doute ! Ce qui ne veut pas dire qu’ils soient les seuls responsables. On parle là de la manière dont Haïti interagit avec la communauté internationale – les États-Unis surtout, probablement, mais aussi la France, le Canada et d’autres. Ces politiques n’ont pu être mises en place en Haïti qu’avec l’accord ou l’implication d’acteurs politiques et économiques locaux, qui depuis de très nombreuses années sont l’allié durable de la communauté internationale. Et c’est ce nexus, cette connexion qui a vraiment dominé les politiques en Haïti, et qui finalement porte la responsabilité de la situation actuelle.

C’est pour cela que je pense que parler d’Haïti comme d’un État défaillant, c’est absolument faux : ce ne sont pas les Haïtiens qui ont été en charge de leur pays ou capables d’en choisir la trajectoire. Elle l’a été par une petite élite locale, en concertation directe avec des acteurs internationaux. C’est pour cela qu'à l'expression « Failed State », État défaillant, je préfère l’expression « Aid State », l’État de l’aide.

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